Dans la n°72 de la revue "La Scène", notre ami Philippe Meirieu s'entretient avec Cyrille Planson de l'éducation artistique. Voici l'intégralité de cette rencontre, avec l'aimable autorisation de La Scène
Philippe Meirieu
Professeur des universités en Sciences de l'éducation
pédagogue, écrivain
La Scène : Vous avez contribué aux réflexions préparatoires dont sont issus les « parcours d’éducation artistique et culturelle » présentés voici un an par le ministère de la Culture et de la Communication. Quel regard portez-vous sur ce dispositif, vous qui êtes très impliqué dans le collectif « Pour l’éducation, par l’art », avec Robin Renucci, Jean-Gabriel Carasso, Marie-Christine Bordeaux et d’autres ?
Philippe Meirieu : L’idée de parcours était dans l’air depuis déjà quelque temps ; elle est apparue de manière officielle dans la « loi sur la refondation de l’école » et nous avons trouvé que, en dépit et à cause de son caractère évasif – il en est ainsi pour de nombreuses notions du champ pédagogique, comme la notion de « projet », d’ « objectif », de « respect de l’enfant » ou de « méthode active » - c’était une entrée intéressante qui pouvait s’avérer féconde. Nous ne savons pas encore comment elle va se concrétiser au quotidien et nous voulons peser pour qu’on n’en reste pas à des intentions générales et généreuses. J’aurais souhaité, pour ma part, que cette idée de parcours s’incarne à travers une proposition pédagogiquement structurée. Il m’aurait semblé intéressant, par exemple, de proposer que chaque élève d’école primaire, de collège et de lycée présente une synthèse de son parcours artistique et culturel, sous la forme d’un portfolio, et que cela soit intégré dans l’évaluation, à la fin de chaque cycle, au brevet des collèges, comme dans les CAP et au baccalauréat. Il ne s’agirait pas, évidemment, de donner une note à ce portfolio et de la faire entrer dans une moyenne absurde. Ce serait ridicule et même dangereux. Mais il s’agirait de vérifier que, dans ce lieu qu’est l’école et où passent tous les enfants, la rencontre avec l’art et la culture a été effective, qu’elle a été active et que l’enfant a été capable d’en garder une trace qui contribue à sa construction personnelle, intellectuelle, sociale et citoyenne… Nous en sommes très loin. L’idée du parcours est là, mais elle doit être travaillée et faire l’objet d’un partenariat fort entre les enseignants et les acteurs du monde artistique et culturel. Il y a là un outil possible pour lancer de véritables dynamiques qui permettront à chacun d’apporter sa pierre dans le respect des spécificités réciproques. Mais tout reste à construire.
La Scène : L’affirmation des « trois piliers » de l’éducation artistique et culturelle que sont la fréquentation des œuvres, la pratique et l’enseignement artistique vous paraît-elle être une avancée significative ?
Philippe Meirieu : Oui, bien sûr. Il faut l’affirmer, mais il faut aussi faire passer cela dans les faits, et pas seulement sous la forme d’une juxtaposition aléatoire. Or, je ne suis pas certain que l’on en prenne le chemin. La réforme des rythmes scolaires, à l’école primaire, va donner lieu à un certain nombre d’activités, nouvelles pour une part. On ne sait pas encore bien comment elles vont pouvoir s’articuler avec celles qui sont menées par les enseignants, ni quelle sera la place et les modalités de la rencontre avec l’art… Il y a à là, tout à la fois, la perspective d’une véritable intégration de l’art dans l’école et le danger de son externalisation. C’est pourquoi je nourris, tout à la fois, des espérances et des inquiétudes.
Des espérances, car je veux croire que les enseignants sauront construire, dans ce cadre, des partenariats intéressants avec des artistes, à l’image de ce qui se passe aujourd’hui avec les intervenants musicaux que sont les « dumistes ». Des résidences d’artistes existent aussi et il faudrait pouvoir les développer. Mais cela nécessite que la question de l’éducation artistique et culturelle fasse l’objet d’un véritable travail commun d’élaboration entre les enseignants et les « intervenants ». Cela exige que l’on ne s’en tienne pas à une « logique de l’activité » où l’on « bouche des trous » sans se préoccuper de ce que fait l’autre ni du projet éducatif global que l’on peut poursuivre ensemble et pour l’enfant… C’est ainsi que de nombreuses inquiétudes demeurent.
La Scène : Lesquelles ?
Philippe Meirieu : La principale renvoie à de vieux projets qui dorment encore dans les cartons de quelques idéologues et qui peuvent ressurgir à la moindre occasion : c’est celle de l’externalisation systématique de l’éducation artistique et culturelle en dehors de la classe, au prétexte qu’elle relèverait du domaine privé - le choix des familles - et parce qu’on estime que les enseignants devraient s’en tenir au « lire – écrire - compter ». Je crois qu’il s’agit là d’une erreur très grave. D’une part, parce que ce « lire – écrire - compter » ne prend vraiment de sens que parce qu’il s’inscrit dans un projet éducatif en interaction constante avec ce qui permet à l’enfant d’accéder au sens et à la saveur des savoirs, comme au plaisir de la pensée et à la joie de pouvoir participer, grâce à l’art et à la culture, de « l’humaine condition ». Un professeur des écoles qui serait assigné au seul enseignement du « lire – écrire - compter » se retrouverait contraint de justifier sans cesse « l’employabilité » de ce qu’il transmet, dans une vision strictement technocratique et utilitariste de son métier, à mille lieues de toute véritable formation du sujet à la liberté… D’autre part, une telle conception constituerait une régression majeure en matière de « droit à l’éducation », car elle renverrait la rencontre avec l’art et la culture à l’inégalité sociale. On sait depuis déjà longtemps en effet, que la demande d’art et de culture doit être construite. Elle n’est pas équitablement répartie dans le champ social. L’école doit faire émerger cette demande, sans cela l’augmentation de l’offre artistique et culturelle, aussi importante et de qualité soit-elle, bénéficiera toujours à ceux et celles qui ont eu la chance d’en éprouver, au sein de leur environnement social, le caractère éminemment désirable. Rappelons-nous les premiers travaux de Pierre Bourdieu sur l’accès à l’art et aux musées. Bourdieu nous expliquait alors – et je crois que c’est toujours vrai aujourd’hui - que toute offre de bien culturel renvoie à l’inégalité, puisqu’elle est relative à la capacité symbolique des personnes à s’en saisir. On voit ainsi que, dans le spectacle vivant – et, particulièrement au théâtre -, le nombre de places offertes a été considérablement augmenté, mais le nombre de spectateurs est loin d’avoir augmenté dans les mêmes proportions : ce sont plutôt les mêmes spectateurs « professionnels » qui vont plus souvent au spectacle. Si l’on veut vraiment démocratiser l’art et la culture, il ne suffit pas de multiplier les offres, il faut construire la demande, et cela dans la seule institution fréquentée par toutes et tous, l’École. Cela suppose que tous les enfants puissent y découvrir le plaisir qu’il y a à rencontrer l’art et la culture, le plaisir qu’il y a à retrouver dans les œuvres ce qui les habite, le plaisir qu’il y a à comprendre ces œuvres dans leur histoire, à en discerner les enjeux, et le plaisir qu’il y a, enfin, à s’investir dans une activité qui s’articule à ces découvertes. Si l’École n’offre pas ces satisfactions-là à chacune et à chacun, elle livre ses élèves aux seules satisfactions pulsionnelles et consommatoires. On mesure l’importance de la tâche et l’effort collectif de mobilisation nécessaire pour que l’éducation artistique et culturelle ne reste pas au niveau des intentions générales et généreuses, des priorités proclamées et sans cesse remises au lendemain !.
La Scène : Ne devrait-on pas penser avant tout la cohérence du parcours de l’enfant tout au long de sa scolarité ?
Philippe Meirieu : Si, bien sûr ! Et il faut déjà commencer au sein de chacun des segments de la scolarité, école, collège et lycée. Pour chacun d’entre eux, nous avons besoin une vraie cohérence. Si, par exemple, à l’issue du collège, et pour présenter le diplôme du Brevet, chaque élève devait faire valoir son propre parcours, avec les trois volets que sont la fréquentation des œuvres, l’analyse de ces œuvres ainsi que ses pratiques artistiques personnelles et collectives, je crois que nous progresserions beaucoup. Cela pourrait se faire à travers un portfolio numérique ou sous une forme plus traditionnelle, mais l’important est que cela finalise toute une série d’activités dont chaque élève garderait ainsi la trace et qu’il pourrait présenter dans leur continuité. Comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas favorable à ce que cela entre dans la moyenne – une pratique archaïque ! -, mais je suis favorable à ce que cela soit une condition pour accéder au cycle supérieur ; cela devrait être une condition, bien sûr, pour obtenir le baccalauréat, y compris professionnel. Le jury pourrait comporter obligatoirement un enseignant et un acteur artistique ou culturel qui seraient ainsi amenés à travailler en commun… C’est tout simple : nous savons bien que, dans le champ scolaire, c’est l’évaluation qui pilote largement le système. Tout ce qui n’est pas évalué finit toujours par ne pas être fait, en dépit des injonctions de toutes sortes. L’éducation artistique et culturelle ne passera vraiment dans les faits qu’au moment où les élèves eux-mêmes en auront besoin et quand l’institution marquera symboliquement qu’elle occupe une place irréductible. Et j’ai confiance : avec de vrais parcours validés, l’imagination et la coopération de l’école, d’une part, et du tissu artistique et culturel, d’autre part, sera au rendez-vous. Nécessité fait loi ! Je suis convaincu aussi que les élèves se prendront au jeu : on sous-estime beaucoup trop, en effet, leur désir de s’investir dans des tâches valorisantes à long terme, de sortir des utilités scolaires et de ce que Paulo Freire nommait la « pédagogie bancaire ». Quand, à la suite de mon rapport sur la réforme des lycées, en 1998, on a mis en place les Travaux Personnels Encadrés, on a vu beaucoup d’élèves se passionner pour cette forme de travail et, aujourd’hui, quand on en reparle avec eux, ils expliquent que c’est cela qui les a marqué et dont ils se souviennent vraiment. Face à des exercices scolaires, trop souvent aussi vite bâclés qu’oubliés, la « pédagogie du chef d’œuvre » reste une occasion formidable de dépassement de soi et, donc, d’éducation…
La Scène : C’est-à-dire ?
Philippe Meirieu : Mais, bien sûr, cela suppose que l’on accompagne la mise en place de ces pratiques par une formation initiale et continue des enseignants. Je suis moins pessimiste que je ne l’ai été, il y a quelques années, sur la formation initiale, car on voit les prémisses de sa reconstruction au sein des Écoles supérieures de professorat et d’éducation (ESPE), même si les logiques de chapelles et le formalisme académique l’emportent encore trop souvent sur une véritable professionnalisation. En revanche, je reste très préoccupé sur la formation continue, réduite à la portion congrue, quasiment sinistrée, très centrée, quand elle existe, sur les seules questions institutionnelles et de programme. Or, en matière d’éducation artistique et culturelle, c’est l’expérience personnelle et la capacité de la penser qui comptent surtout. Certes, l’enseignant a besoin d’informations, mais il a surtout besoin de rencontres avec des professionnels de l’art et de la culture. Car, il ne transmet pas seulement un savoir, il transmet un rapport au savoir : ce que l’élève entend, ce qu’il comprend très vite, ce qui le mobilise, c’est de sentir que son enseignant n’a pas avec l’art et la culture un rapport « bancaire », mais un rapport existentiel. Si l’adulte ne vibre pas avec l’œuvre d’art, s’il ne résonne pas à la culture, je crains que la manière dont il transmette les choses soit purement instrumentale et que l’on n’échange que des fossiles contre des notes.
Lorsque que j’étais directeur de l’IUFM de Lyon, j’avais mis en place un système d’appariement en rapprochant systématiquement un artiste et un enseignant pour qu’ils préparent ensemble un projet commun à réaliser avec des élèves. Cela était apparu comme une rencontre infiniment féconde aux effets formatifs immenses. Ils apprenaient ainsi à travailler ensemble dans le respect des spécificités réciproques et avec la préoccupation partagée de créer les situations les plus riches et éducatives possibles. Cela, c’est de la vrai formation, bien plus efficace que les grandes messes soit disant pédagogiques sous la houlette d’inspecteurs ou d’universitaires.
La Scène : Les acteurs culturels témoignent souvent de leur difficulté à accompagner les jeunes enseignants, eux-mêmes peu motivés ou peu convaincus par ce qui relève de l’éducation artistique et culturelle ?
Philippe Meirieu : Je crois que les enseignants doivent entendre que l’art et la culture sont, tout à la fois, la respiration et l’inspiration absolument indispensables dans toute éducation scolaire, ne serait-ce que pour que l’enfant se pose, accède à l’intentionnalité et puisse accéder aux autres savoirs fondamentaux. Je crois beaucoup à l’éducation par l’art dans ce monde où règne ce que Bernard Stiegler nomme « le capitalisme pulsionnel », où la consommation nous talonne en permanence, où une surexcitation continue envahit les esprits des enfants. Plus que jamais, l’art reste une expérience fondamentale. C’est le moyen privilégié d’accéder à ce que le philosophe Gabriel Madinier appelle l’inversion de la dispersion. C’est là que s’effectue, de manière privilégiée, l’expérience de la construction du symbolique. Car, n’en doutons pas : il y a des expériences artistiques qui permettent de changer le regard, la posture, la place du sujet dans la société. On ne peut pas priver les enfants de cela, y compris parce que la dimension culturelle des autres savoirs traditionnels risque, sinon, de progressivement disparaître au profit d’ « utilités scolaires » que l’on s’approprie pour passer un examen et que l’on oublie dès le lendemain.
Je suis convaincu que tout enseignant aime les savoirs qu’il s’est approprié et aime les transmettre. Or, cette transmission a besoin d’être une transmission vivante. Un sujet n’accède jamais vraiment à des informations purement techniques, mais toujours à quelque chose qui vibre encore de sa propre genèse, qui porte témoignage du « geste » qui l’a institué, qui fait accéder à l’humain qui se débat pour comprendre, crée pour dialoguer avec le monde, invente pour subvertir les préjugés et s’émanciper de toute aliénation. Faire entendre cette musique là à l’enfant est une expérience fondatrice pour lui, elle ébranle ses certitudes et fait vaciller toutes les fatalités.
La Scène : Qu’entendez-vous lorsque vous parlez d’« ébranler les certitudes » ?
Philippe Meirieu : L’art est là, en effet, pour ébranler un quotidien embourbé dans l’habitude, le fonctionnel, la consommation pulsionnelle. Il fait apparaître les questions anthropologiques fondatrices souvent enfouies, oubliées, ou trop vite évacuées… Des questions que l’enfant porte en lui, qui l’habitent au fond de lui, mais, le plus souvent, dans un chaos psychique qui les rend insaisissables. C’est pourquoi, l’art lui est si nécessaire : il donne forme à tout cela et permet d’accéder, tout à la fois, à soi-même, aux autres et au monde. L’art, c’est le début des Métamorphoses d’Ovide, quand émerge du chaos ce qui permet de comprendre et de parler, ce qui permet à la pensée de se dégager du magma et de se relier ainsi, à travers les créations des autres, à l’ « l’humaine condition ». L’art, ainsi nous interroge sur ce que c’est que vivre et nous confronte avec la mort, il dit notre espérance et évoque nos angoisses, nous rappelle notre solitude ontologique et convoque notre rapport ambigu avec l’altérité. L’art nous ébranle pour que, derrière les simagrées obligées de la mondanité, nous (re)découvrions les questions qui nous hantent, ces questions qui nous réunissent bien plus que les réponses que, pour nous rassurer, nous tentons de leur donner.
Or, notre société – et, plus particulièrement, la société savante et sérieuse qui construit la culture scolaire - a tendance à traiter par le mépris ces questions, ou à les renvoyer à une « sous-culture jeune » qu’on peut juger très préoccupante aujourd’hui. Si l’on regarde les sites Internet que fréquentent les collégiens, pour leur grande majorité ils relèvent du surnaturel ou d’une sorte d’ésotérisme bas de gamme. J’interprète cela comme étant l’expression d’un besoin auquel, nous autres adultes, n’avons pas su répondre. Car, nos enfants « ne vivent pas seulement de pain », ils vivent aussi de symbolique. Ils ont besoin de mettre des mots et des figures sur ce qui les habite. Et, si nous nous dérobons, si nous ne leur offrons pas les rencontres avec l’art et la culture qui leur permettent de construire du symbolique, nous laissons la porte toute grande aux « joueurs de flûte » les moins désintéressés !
La Scène : Y a-t-il une absolue nécessité à l’éducation artistique et culturelle des plus jeunes ?
Philippe Meirieu : Je suis très frappé de voir que les éducateurs abandonnent aujourd’hui des questions aussi essentielles que celles de la vie, de la mort, du sexe, de l’amour, de l’infini aux « marchands de programmes » dont les appétits commerciaux sont insatiables et autorisent toutes les manipulations. Ainsi, sur Skyrock par exemple, on traite de la question de la sexualité, mais en confondant le corps humain et la viande de boucherie. C’est terrible, cette obscénité étalée, sans que jamais la moindre dimension poétique, la moindre formulation symbolique rappelle le sujet à l’ordre de la pensée… Nous sommes bien trop timides sur ces questions : nous avons confondu la laïcisation nécessaire avec l’abandon de tout accès au symbolique. Nous avons oublié que l’art, dans son exigence esthétique même, représente cette possibilité de rencontrer ce dont nous sommes faits, transfiguré par la création et ouvrant à la symbolisation. Nous avons oublié que l’art est ce qui nous sauve de notre bestialité et nous délivre – au moins pour une part – de notre violence mortifère, de notre anéantissement dans la barbarie assumée. Nous avons oublié que, s’il ne peut pas tout, il peut – et c’est essentiel – permettre à nos enfants d’échapper à la marchandisation obscène de nos pulsions les plus archaïques.
La Scène : Les différents ministères de la Culture qui se sont succédés, voire une partie des acteurs culturels eux-mêmes, ne portent-ils pas une responsabilité dans le retard pris en matière d’éducation artistique et culturelle ?
Philippe Meirieu : Il y a une vraie responsabilité collective, effectivement. On n’a pas compris à quel point le déficit d’accès au symbolique est grave aujourd’hui pour notre jeunesse. Le symbolique relevait, dans les sociétés traditionnelles, de la responsabilité des anciens, se manifestait dans les contes et légendes, dans la religion aussi, « opium du peuple », comme disait Marx, mais aussi – comme il l’ajoutait – « cœur d’un monde sans cœur ». Tout cela a progressivement disparu sans que l’art ne prenne suffisamment le relais.
Bien sûr, il y a aujourd’hui dans le théâtre jeune public, le cirque ou les marionnettes, des créations absolument formidables, qui, d’ailleurs, contribuent au renouvellement du spectacle vivant de manière plus globale. Car, précisément, dans ces créations pour le jeune public, l’épure à laquelle s’astreignent les créateurs renforce leur portée symbolique. Le « spectacle jeune public » rend ainsi service aux artistes qui s’y frottent par les exigences qu’il leur impose. Ils sont contraints, là, de resserrer le propos, de pratiquer une ascèse de l’expression qui délivre heureusement le créateur de ce délire narcissique qui vient parfois boursouffler inutilement l’art contemporain. Beaucoup de grands metteurs en scène ont compris que l’enfant aide l’artiste à s’élever. Mais ces productions fabuleuses ne sont malheureusement pas encore reprises par les grandes institutions d’une manière systématique. On ghettoïse encore un peu le spectacle jeune public alors que c’est en réalité un spectacle « tout public » et que nous avons, plus que jamais, besoin de formes artistiques qui rendent à nouveau possible le dialogue entre les générations.
La Scène : Ne devrait-on pas changer nos manières de bâtir les politiques culturelles, en pensant plutôt l’accès à la culture « tout au long de la vie » ?
Philippe Meirieu : On est bien loin du projet de la formation tout au long de la vie, même si le principe en a été posé dès 1971. Et, si l’on voulait prendre au sérieux cet idéal, il faudrait, tout à la fois, développer de manière systématique l’éducation artistique et culturelle à l’École – c’est le soubassement essentiel – et promouvoir les « rencontres artistiques » dans toutes les occasions de la vie, à travers toutes nos activités. Certes, il y a de beaux efforts qui sont faits, dans ce domaine, sur les territoires, mais beaucoup reste à faire. Pourquoi pas un module obligatoire d’éducation artistique et culturelle – avec un partenariat avec des artistes – dans toutes les formations professionnelles continues ? Pourquoi pas de vraies obligations, sur ce plan, dans les cahiers des charges de toutes les chaines de télévision et de radio ? Pourquoi pas développer la fonction de médiateur culturel plus systématiquement, comme seconde activité pour toute une série de professions ? Les possibilités sont infinies…
La Scène : Notre société occidentale vieillissante, qui valorise tant la jeunesse, voire le jeunisme, s’occupe-t-elle pour autant de ses enfants, de la construction de chacun d’entre eux, de leur rapport à l’art et au bien commun ? A-t-on pris le temps et se donne-t-on les moyens de les introduire vraiment à l’art ?
Philippe Meirieu : Il est possible que certains acteurs culturels aient été un peu découragés sur ce plan en raison d’une sorte d’ « obligation didactique » de la part de certaines institutions qui leur imposent de dépenser plus d’énergie à expliquer leur création qu’à créer ! Je rencontre parfois des artistes fatigués, qui me disent que, pour une représentation scolaire, ils doivent assurer douze séances d’explication et reproduire des quantités de documents. C’est certainement une erreur stratégique : ce qui est essentiel pour moi, c’est que la création elle-même soit animée par un projet de transmission, ou, pour reprendre ce que j’ai évoqué, qu’elle soit suffisamment « symbolique » pour être accessible, sans une pléthore d’intermédiaires, à des enfants d’un âge donné. Cela n’interdit pas, bien au contraire, un travail de préparation avec l’artiste et l’enseignant, de même qu’un travail « en écho », par la suite. Mais je crains un excès de formalisme scolaire qui, loin d’amener les enfants à l’art, les en éloigne.
La Scène : En quoi avons-nous failli ?
Philippe Meirieu : Il y a une véritable domination de ce que nous appelons la « forme scolaire », avec la classe prétendument homogène, les disciplines segmentées, le cours, la note, etc. Certes, l’enfant a besoin d’être conduit, c’est le rôle du pédagogue. Mais il n’a pas besoin qu’on lui fasse faire l’économie de la découverte. Il n’a pas besoin, non plus, que l’on rajoute systématiquement à l’acte de création une multitude d’explications techniques qui finissent par stériliser sa rencontre avec le savoir, sa rencontre avec l’œuvre, sa rencontre avec l’art. La pédagogie assume la directivité inhérente à toute entreprise pédagogique, mais elle se veut aussi, et simultanément, création de situations qui permettent à un sujet de s’impliquer vraiment lui-même, de « se jeter à l’eau ». C’est donc plutôt dans notre capacité à identifier ce qui, à un moment donné, va faire progresser un enfant – parce que c’est, tout à la fois, difficile, accessible et mobilisateur -, dans la recherche des étapes nécessaires, dans l’organisation des transitions pertinentes, que va se jouer son entrée dans la culture.
La Scène : Et l’enfant ? S’intéresse-t-on vraiment à lui ?
Philippe Meirieu : Nous l’avons déjà dit : nous vivons dans une société construite autour de la consommation. L’enfance en devenue une part de marché. On a construit des chaines pour les enfants dans le but d’être de plain-pied avec un « cœur de cible ». Je suis très choqué de la façon dont les grandes chaînes de télévision ne prennent pas en considération l’enfance et la jeunesse. Dès le matin, on entrelarde des mangas de qualité médiocre de spots publicitaires, à un moment où les enfants ont une attention flottante. Ensuite, dans beaucoup de familles françaises, chacun regarde son programme devant son écran avec son plateau repas. La rencontre intergénérationnelle autour d’images regardées en commun n’existe plus guère. Or, il faut que les enfants découvrent avec leurs parents qu’ils se posent des questions communes, même s’ils y apportent des réponses différentes. Quand on était dans des sociétés théocratiques ou fondées autour d’un grand récit commun - la société sans classe ou le christianisme par exemple -, on pouvait imaginer que le lien social – ce qui faisait tenir les humains ensemble – était dans une idéologie partagée. Dans une société démocratique, la seule unité possible, c’est l’unité des questions. C’est l’unité fondatrice qui nous engage à chercher ensemble, dans la confrontation sereine, des réponses qui n’existent pas encore. Le « vivre ensemble », dans une démocratie, se joue sur la capacité des groupes sociaux et des générations à se reconnaître fils et filles des mêmes questions. Or, l’art et la culture jouent ici un rôle essentiel : ce sont des « opérateurs de questionnements communs »…
La Scène : Quelle est, plus précisément, la fonction de l’art dans l’enfance ?
Philippe Meirieu : Nous vivons dans une société qui ne peut pas s’arrêter, une société de l’immédiateté, de la réactivité immédiate. Et nous voyons que cela est psychiquement toxique pour un certain nombre d’enfants, plongés dans une surexcitation permanente, sans qu’on leur laisse la possibilité de prendre le temps d’accéder à la pensée. A cet égard, le rituel artistique est fondateur, structurant. Le pédagogue que je suis croit beaucoup au rituel. Il n’y a pas d’humanité sans rituel nous disent les anthropologues. Et l’art, dans une époque où bien des rituels sont décriés, rend le rituel « entendable ».
Pour un certain nombre de jeunes aujourd’hui, en effet, les rituels scolaires et familiaux sont devenus obsolètes. Aller au cinéma, c’est autre chose, au musée et au théâtre également. L’expérience le prouve : un élève ne s’exprime pas de la même manière lorsqu’il entre dans l’un de ces lieux. Parce que l’art a gardé des rituels structurants, en lien fort avec son projet propre, comme ont pu le faire, par ailleurs, la justice ou le sport. L’art montre à ns enfants qu’il existe des rituels qui rendent possible l’attention, l’expression, la pensée, l’émotion, dans ce qu’elles ont de plus fort. Educateurs et artistes ont ici une cause commune essentielle : rendre possible l’émotion authentique et la pensée réfléchie en installant des rituels. Ce sont là des espaces de décélération dans un monde où les enfants sont, en permanence, « sur-sollicités ». Vous voyez bien qu’à cet égard, l’éducation artistique et culturelle n’est nullement un « supplément d’âme » : elle porte un projet sociétal, celui d’une société qui fait une place aux sujets, qui leur permet de se construire dans leur « intentionnalité » et leur solidarité fondatrice.
La Scène : Comment s’est construite votre propre expérience personnelle de l’art et de la culture dans votre enfance, votre jeunesse ?
Philippe Meirieu : J’ai le sentiment d’être né intellectuellement dans certaines rencontres, en particulier dans certaines lectures. Je suis devenu aventurier avec Jules Verne, militant politique avec Zola. Je me suis découvert adolescent avec Baudelaire. Je suis né, à nouveau, quand j’étais étudiant, avec Paul Valéry. Je suis né aussi au théâtre très tôt : j’habitais près d’Avignon et, à l’âge de 16-17 ans, j’ai eu la chance de voir Maria Casarès dans Médée, François Perrier dans Le Diable et le Bon Dieu, le Living Theater en juillet 1968. Ce furent des ébranlements très forts. Ces moments sont très loin dans ma mémoire mais je sais qu’ils constituent des événements fondamentaux. Sur le plan musical, certains lieder de Schubert sont devenus, pour moi, des références permanentes : en les réécoutant, en me les remémorant simplement, je suis encore complètement bouleversé, tant j’y entends la fragilité humaine, la détresse et l’espérance mêlées. D’une certaine façon, l’enseignement que j’ai pu donner tout au long de ma carrière me paraît une bien pâle manière d’expliciter et de répercuter ces ébranlements fondamentaux que j’ai vécus.
La Scène : Comment l’enseignant que vous avez été a lui-même tenté de « transmettre » et reste aujourd’hui mobilisé par cette volonté de faire partager la rencontre avec l’art et la culture ?
Philippe Meirieu : J’ai débuté dans l’enseignement quelques mois après Mai 68. Profondément convaincu que la créativité était spontanée et collective, qu’elle était nécessaire pour l’émancipation des êtres, j’ai voulu répudier « l’éducastreur » en pratiquant, sans véritable formation, ce que j’appelais des « méthodes actives ». J’ai ainsi fait du théâtre avec mes élèves, j’ai monté, avec eux, Brecht et Ramuz, Eschyle, Tardieu et Ionesco. Mais je ne suis pas sûr d’avoir évité un certain nombre de dérives. Comme d’autres alors – et encore aujourd’hui -, j’ai pu utiliser mes élèves pour assouvir mon propre désir de création artistique d’une manière qui n’était sans doute pas très saine. Il faut que les enseignants fassent attention à cela : ils ne doivent pas compenser le fait de n’être pas de « vrais artistes » en utilisant leurs élèves comme faire-valoir, sans souci véritable de la progression de chacune et de chacun. Quand je montais mes premiers spectacles avec mes élèves, je ne donnais pas le premier rôle au bègue et je croyais naïvement que la qualité du résultat validait la qualité de ma pédagogie : d’une certaine manière, j’ignorais la spécificité du fait éducatif qui est de permettre à tous de se dépasser, quitte à ce que le « produit » final en soit moins gratifiant pour son concepteur-démiurge. L’exigence doit être, ici, celle de l’éducation de chaque enfant, de sa rencontre et de sa découverte avec l’expérience artistique et non la satisfaction narcissique que peut éprouver l’éducateur à présenter aux parents et à l’institution « un beau spectacle ».
C’est pourquoi il faut être attentif au fait que l’expérience artistique dont les éducateurs sont porteurs à l’école n’a rien à voir avec la création artistique de ceux et celles qui en ont fait leur projet de vie. Ce sont deux visées très différentes, même si elles restent travaillées par une exigence du même ordre : l’exigence d’une esthétique qui porte à incandescence « l’humaine condition ». L’éducation artistique que l’on fait vivre à des enfants a pour objectif de permettre à chacun - et je dis bien à chacun - de faire l’expérience de la rencontre avec l’art dans son parcours personnel. C’est pourquoi je suis devenu extrêmement interrogatif sur le fait que les pratiques artistiques avec les enfants cherchent parfois à rivaliser avec des pratiques professionnelles. L’objectif de l’éducateur est que, même le bègue, même le timide, même celui « qui n’a pas le physique de l’emploi », même le plus maladroit, même celui qui n’a, a priori, aucune appétence pour l’art et la culture puisse vivre quelque chose de cet ébranlement fondateur qui lui laisse entrevoir que la fonctionnalité des choses et « l’ordre du monde » ne sont pas l’alpha et l’oméga de l’ « l’humaine condition ». Cet ébranlement nécessite que l’on parvienne à articuler étroitement la fréquentation des œuvres, la réflexion sur leur enjeu avec la pratique artistique : trois volets de l’éducation artistique qui doivent fonctionner « en écho » pour permettre la découverte de ce que l’art constitue pour l’humain : une brèche dans nos habitudes qui laisse entrevoir un ailleurs ; l’ouverture vers une exigence esthétique qui délivre l’authentique du pathos ; une dimension symbolique qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel. Non point une universalité arrogante qui s’impose au nom de normes académiques, mais une universalité modeste et généreuse qui naît quand des humains s’élèvent ensemble en partageant, avec leur sensibilité et leur intelligence, les contradictions dont ils sont pétris.